Personne - extrait de la vidéo de l'installation
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Le 2 mars à 14h30 et 19h et le 3 mars à 19h - La Fonderie (Le Mans)
Eve BEAUVALLET - Revue Mouvement - date de publication : 16/02/2010
Pascale Nandillon, chants de bataille
Entretien sur Forces. Eveil, l’Humanité
Comment l’individu porte-t-il les failles d’une société ? Avant le passage du triptyque Forces. Eveil, l’Humanité à l’Espal, au Mans, Pascale Nandillon parle de son interprétation des écrits d’August Stramm et les met en parallèle avec ses précédentes recherches sur Marguerite Duras, Vaslav Nijinski, Henri Michaux ou Fernando Pessoa.
Les pièces du dramaturge allemand August Stramm sont quasi-inconnues en Allemagne, très peu montées en France (souvenons-nous des mises en scène de Bruno Meyssat ou de Daniel Jeanneteau, récemment). Comment avez-vous découvert cette écriture et de quelle façon prend-elle place dans le « corpus » de l’atelier hors champ ?
Pascale Nandillon : « Nous venions de finir notre travail Au Hommes d’après les Cahiers de Vaslav Nijinski. Je me demandais sur quoi nous allions bien pouvoir travailler - tant les textes de Nijinski m'avaient paru comme des textes “limites”, très déconcertants – lorsqu’un des acteurs m’a montré les textes dramatiques d’August Sramm. La continuité m’a semblé très logique. Nijinski écrit ses Cahiers lorsqu’il cesse de danser. J’avais tenté de voir ce qui, dans son écriture, continuait à danser et parlait encore de son corps. A la différence de Stramm, il n’est pas dans un projet proprement esthétique. Les analogies sont pourtant puissantes :Sur le plan stylistique, déjà. Dans ce balbutiement, cette fragmentation du langage. Mais il n’'y a pas que cela. Il y aussi le contexte. Stramm écrit Forces et Eveil en 1914 et l’Humanité– ce poème quasi prophétique qui est le troisième pan du triptyque que nous proposons - juste avant d’être mobilisé. Il continue d’écrire dans les tranchées et meurt sur le champ de bataille en 1915. Nijinski commence l’écriture de ses Cahiers en 1919. Tous deux écrivent l’ensemble de leur œuvre dans un temps extrêmement resserré. Il y a une incandescence, une vitesse de combustion incroyable, une urgence à dire, à vouloir tout embrasser. Il y a cette même tentative, douloureuse, pour se saisir de tout et se fondre dans le monde… Comme un désir d'annuler toute distance entre le sujet et l’objet. Ce sont deux tentatives complètement folles de fusion avec l’environnement : animé, inanimé, végétal, humain, cosmique. Si bien que l'’on a souvent l’impression que la fulgurance des mots est très proche de la lumière.La thématique du feu, de la brûlure - au sens propre comme au figuré - est d’ailleurs très forte chez les deux auteurs : brûlure de l’impact lumineux et sonore du champ de bataille chez Stramm, brûlure de la pulsation, des battements de cœur qui s’accélèrent chez Nijinski. Ils sont tous deux obsédés par le motif de l’étoile. Il y a une sorte de rapport passionné au cosmos, un mouvement de l’infiniment petit vers l’infiniment grand. La seule chose à laquelle Stramm ait accès, dans les tranchées, c’est le ciel. Nijinski fait de grandes balades dans la nature et le motif du ciel étoilé y est également très présent. C’'est aussi une métaphore de lui, étoile, qui est en train de sombrer, de chuter, de s’éteindre. »
Entre le drame bourgeois Forces, la cacophonie d’Eveil, et le poème l’Humanité, vous n’avez privilégié aucune unité scénographique. On aurait pu s’attendre, au vu de la sollicitation que demande un tel texte, à rester dans un espace totalement nu. Or, vous privilégiez, dans les deux premières parties, pléthore de signes et de références…
« Eveil est une composition qui emprunte beaucoup à des matières artistiques et des courants divers qui traversent l’époque : cinéma, théâtre naturaliste, symbolisme, références au romantisme allemand, etc. D’'un point de vue dramaturgique, il n’y a pas de pureté, d’unité comme dans Forces. La première fois que j’ai lu Eveil, j’ai entendu un grand fracas, je n’ai absolument rien compris, c’était un bruit infernal. Deux solutions s’offraient. Soit on prenait des chaises, face public, et on traitait le texte comme un oratorio. Soit on tentait de refabriquer du théâtre. J’ai opté pour la seconde option, en tentant de recomposer un sens avec ces morceaux épars. Ce texte m’a de suite raconté comment se fabriquait l’artifice, le cinéma (que l’on découvre à l’époque), la lumière. Il regorge de propositions très symbolistes dont nous avons tenté de rendre compte en utilisant de nombreuses parois. Elles figurent cette notion d’enfermement, cette dialectique entre la rumeur du monde et la sphère privée de la chambre propre à Eveil.Forces est un huis clos qui implose, qui s’affaisse de l’intérieur, qui pourrit. Eveil, c’est l’explosion du huis clos, c’est l’homme face au collectif, et non plus face à l’individu. Je voulais matérialiser cette paroi qui se fissure. Et rendre compte de la versatilité de la foule, en retrouvant cette naïveté de fabriquer du théâtre, de fabriquer du bruit, de la lumière, de la rumeur. »
Au final, quelle ligne souterraine se trace, selon vous, de Forces à l’Humanité ?
« La question de ce par quoi nous sommes agis, je crois…. Des forces souterraines qui travaillent chacun d’entre nous. En quoi ces forces portent-elles une crise plus large que la blessure, intérieure, de l’individu. En quoi portons-nous les failles d’une société ? Et comment, à l’intérieur d’une structure (le salon bourgeois, la famille, le couple), cette force vient-elle se fracasser sur les êtres.Dans Forces, toutes les actions principales sont totalement fantasmées puisqu’elles ont lieu en hors-champ. Quel est cet invisible qui menace ? La résolution de Forces, c’est un suicide. En quoi est-on responsable de ce qui menace à l’extérieur ? En quoi est-on responsable de son propre écroulement ?La question qui travaille Eveil est celle du potentiel individuel à se laisser pénétrer ou non par le hors-champ du monde. Il y a un espoir fou et dangereux dans Eveil. C’est le monde après soi, ce sont les révolutions à venir. Et c’est dangereux aussi. Stramm traite péjorativement de la “populasse”. Au début, j'avais envie de faire dire au texte ce que j’avais envie qu’il dise, mais ce texte est extrêmement ambigu, puisque l’individu tourne le dos à la foule pour regarder l’étoile et faire sa conversion intérieure…. Pendant que la foule hurle, il tourne le dos à ce qui se trame dehors. »
Selon vous, qu’apporte au jeu de l’acteur ce balbutiement, cette fragmentation de la langue propre aux écritures de Nijinski ou de Stramm ?
« J’aime les langues qui portent la trace physique de celui qui écrit, qui mènent l’acteur vers une expérience physique très singulière. Cela permet de s’attaquer en premier lieu au corps du texte, à sa matière. D’être dans l’impulsion de la parole ou dans son impact. Je choisis des textes qui sont avant tout des rencontres physiques lors de la lecture, des textes musicaux, qui s’apparentent presque à des partitions. Je ne me soucie pas d’abord du sens. Il arrive après. J’essaie d’écouter le sens et non de le décrypter. Quand le sens cède, le corps arrive.Dans Stramm, nombreux sont les mots chargés d’affects. Mais il y en a beaucoup aussi qui sont littéralement déchargés, désactivés, comme des signifiants flottants dont on s’empare, et qui se réfléchissent à l’infini sur tous les corps en présence. Cela sollicite, je crois, des états de corps inconscients, des connexions très profondes, très intimes chez l’'acteur. »
Vous avez travaillé sur Nijinski, Duras, Michaux, Pessoa…. Aucun n'’est dramaturge. Et tous entretiennent un rapport très spécifique avec leur propre corps : Nijinski avec la danse, Michaux avec maladie, Pessoa avec l’immobilisme et l’aspiration au voyage, Stramm emprisonné dans les tranchées…
« Oui, ces écritures relèvent toutes d’un combat singulier entre le verbe et le corps, le dedans et le dehors. Cela incite à une réflexion sur les seuils entre perception intérieure et extérieure. Ce sont des auteurs chez qui cette tension est forte. Comment le texte parle-t-il à travers toi et va t-il fabriquer un corps ? Le plateau est pour moi un phénomène de révélation. Il faut accepter de disparaître, pour pouvoir apparaître dans un état de présence encore plus aiguë. Plus fragile, aussi, certainement. »
Cette notion de disparition, d’anéantissement, de dissolution de soi est très forte chez Michaux ou Pessoa. C’est presque une analogie avec le travail de l’acteur…
« Absolument. Michaux a reformulé pour moi ce qu’était le travail de l’acteur. L’Insoumis, particulièrement. Ou les personnages de Plume. Nijinski aussi, lorsqu’il dit : “Je ne suis pas un, je suis un million.” Dans Duras, quand je pense à Aurélia Steiner, c’est aussi une dissolution. Ou les personnages de La pluie d'’été– que nous avons travaillé,– des exilés, déracinés, qui vivent dans un état très sauvage, une résistance très douce, parce qu’ils ne cherchent pas à appartenir à quoi que ce soit. Ernesto dit qu’il a entre 13 et 24 ans.… Ils ne cessent de se rebaptiser, de brouiller les territoires et les identités. Duras fait glisser le terrain du mythologique à sa propre individualité, alterne les temps, documentaire et fiction viennent se fondre l’un dans l’autre. Tous les textes que j’ai choisis partent et parlent d’une perte d'identité. »