Personne - extrait de la vidéo de l'installation
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Le 2 mars à 14h30 et 19h et le 3 mars à 19h - La Fonderie (Le Mans)
Jean-Marc Adolphe - Revue Mouvement - date de publication : 23/01/2007
Nijinski encore. Au Hommes, à Montreuil.
A Montreuil, Pascale Nandillon et l’atelier hors champ créent une formidable adaptation des Cahiers de Vaslav Nijinski. Enfin s’y entend une langue visionnaire, au-delà des clichés sur génie et folie. Jusqu’au 28 janvier.
C’était un danseur de génie, et puis il est devenu fou à lier. Voilà, en archibref, ce que la vulgate commune rabâche depuis des lustres sur Nijinski. C’est bien commode, d’une certaine manière, on continue à « interner » Nijinski du côté de la déraison, à la marge des affairements quotidiens de la danse, et du reste. Les fameuxCahiers (écrits par Nijinski à 29 ans entre janvier et mars 1919, ils seront édités en 1936 dans une version expurgée. Ils ne seront publiés dans leur intégralité qu’en 2000) fascinent et rebutent : parole de dingue ?Pas un an sans que les Cahiers de Vaslav Nijinski soient multi-adaptés au théâtre, et la plupart du temps, des jeunes gens sans doute bien intentionnés cherchent à « jouer » le génie et la folie de Nijinski, avec tous les ingrédients supposés du génie et de la folie… Assez pénible, quoi : l’exaltation, c’est difficile à faire semblant ! Et la plupart du temps, cette fascination pour le « personnage Nijinski » dispense de mettre en scène la chair de son écriture.Car enfin, le combustible des Cahiers, ce sont des mots, de la pensée, de la langue et du rythme. « Des phrases courtes s’y succèdent sans répit, des mots simples se répètent sans souci de littérature », écrit Pascale Nandillon. « Les Cahiers de Nijinski sont plein d’une époque effrayée - nous sortons juste de la grande guerre, et sommes en plein bolchevisme. Et pourtant la langue de Nijinski est pleine du mot aimer comme un leitmotiv débordant. Elle bat la mesure des rythmes premiers, on croit parfois entendre les « KHA KHA KHA » d’Antonin Artaud, frère en incandescence. Elle tambourine « comme happée par la transe de l’appel, de la prière, à ce point organique qu’on l’entend vibrer en soi comme une vibration continue, un cœur qui bat. C’est aussi une langue de l’innocence, de l’idiotie (Nijinski se compare à L’idiot de Dostoïevski, on songe souvent au Lenz de Büchner). Elle tend vers la prophétie comme pour emprunter le chemin le plus direct pour parler à Dieu, pour toucher le cœur des hommes, atteindre l’autre par-delà le sens, relier le divin et l’humain, le sacré et le profane, dans un même flux, dans un même geste ».Ah oui, au fait, Pascale Nandillon, c’est qui ? Une jeune femme. Qui fait du théâtre. Après avoir mis en scène Bernard-Marie Koltès (Roberto Zucco, 1997), Henri Michaux (L’Insoumis, 2000), Fernando Pessoa (Salomé, 2002), Marguerite Duras (La Pluie d’été, 2003) et Jon Fosse (Variations sur la mort, 2005), elle s’attaque aujourd’hui, sous le titre Au Hommes, aux Cahiers de Nijinski. Rien de très original ? Justement, si. Et même, terriblement inédit. Car pour une fois, on entend les mots de Nijinski, on saisit ce que ces mots ont à nous dire, encore aujourd’hui. Ils ne sont pas exacerbés comme curiosité excentrique d’un que le génie a rendu dingo. Ils sont là calmement posés, font admirablement partition d’une langue en transe lucide, et visionnaire – car ce que ces mots perçoivent débordent le strict cadre de ce qui peut être vu : « les yeux sont une chose dépassée », écrit Nijinski.S’il faut, banalement, saluer les acteurs (Elie Baissat, Ghislain de Fonclare, Sophie Pernette, Jean-Christophe Vermot-Gauchy) qui savent porter en musique de langue et en intensité de corps, sans aucun surjeu pathétique, ce texte brûlé et brûlant ; il faut aussi dire qu’avec ce travail de Pascale Nandillon, on réalise ce que « mettre en scène veut dire ». Pas de tape à l’œil, pas de poudre aux yeux (les moyens – ou plutôt, l’absence de moyens - de cette production, ne l’auraient de toute façon pas permis) ; mais la poétique de lumières subtilement dosées ; mais un agencement scénographique qui, dans la simplicité, sait créer des espaces physiques ; des « trouées sonores » (Bela Bartok, György Kurtag ; battements d’ailes, piaillement-pépiement d’oiseaux-enfants) qui savent dessiner un espace mental ; mais une « direction d’acteurs » qui toujours œuvre dans le juste tempo, l’intonation limpide, etc, etc.Au « Je suis un tremblement de terre » de Nijinski, Pacale Nandillon répond par la diffraction scénique d’une intensité délicatement infusée. Au Hommes est un spectacle rare. Ni journalistes ni « professionnels » ne se bousculant au portillon (tout comme les « experts en subventions qui sont forcément ailleurs comme la concierge est par nature dans l’escalier » ), on ne peut que répandre le bouche à oreille. Avant d’être repris en mai à L’Anis Gras, alternatif lieu d’excellence sis à Arcueil, Au Hommes peut être vu jusqu’au 28 janvier au Théâtre Berthelot, à Montreuil-sous-Bois, métro Croix de Chavaux. Le spectacle se joue à la recette. Faites passer.
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Pierre Antoine Villemaine - revue Théâtre / public - Faire la lumière (n°185)
Avec une clé changeante
tournoie la neige des choses tues
Paul Celan
Il marche seul, dans le silence nu de la pensée.Il a le sentiment de ne pas être au monde, d’être-là par intermittence, d’être séparé.Cet homme s’entend dire “je”. Il ne se reconnaît pas dans ce “je”. Ce “je” n’est pas moi, c’est un mot vide qui se détache, s’expulse de moi. Il ne parvient pas à franchir indemne l'épreuve du langage. Chaque mot qu’il prononce s’effondre, se délite. Le mot est devenu une réalité, un flocon d’univers qui résonne de sa vacuité.Il s’appelle Nijinski : il se nomme, il se convoque. Il se nomme Dieu, et ce mot retentit de sa propre insignifiance. Sa parole a perdu son pouvoir de nommer les choses, elle est atteinte dans sa possibilité de fonder un sujet, d’instaurer un monde. Lorsque le “je” s’évanouit, la parole ne répond plus, elle se fait silencieuse. Une phrase essaie-t-elle de se constituer un rythme, qu’aussitôt elle s’affole, voltige, se désagrège.
Avec infiniment de délicatesse, sans ostentation, Pascale Nandillon ne s’empare pas de cette parole. Elle ne la sacralise pas, ne lui fait pas dire ce qu’elle ne dit pas, elle la laisse être sans se l’approprier. Pas d’insistance biographique, pas d’histoire à suivre, pas d’intrigue qui baliserait notre perception, notre parcours, mais des suites d’instants rythmés par des battements d’ailes d’oiseaux ou par une obscurité entre les séquences, des fondus au noir qui sont autant de clignements de paupières, des appels.La mise en scène préserve la liberté, l’autonomie de cette parole dérivante sans chercher à la figer dans une forme. Elle la laisse respirer, la laisse se déployer sans l’arrêter, sans la paralyser dans un discours ou une interprétation. Elle en accompagne le mouvement discontinu, la sinuosité, la fluidité, son errance, en préserve le désordre qui est son événement. Elle ne l’éclaire pas, en recueille le silence, laissant l’obscur émettre sa propre clarté. Elle en restitue le désœuvrement essentiel. Ainsi, nous déposons notre savoir, nous nous délaissons de nous-mêmes et suivons sans résistance les déambulations de cet homme à la poursuite du réel. De cet homme s’éprouvant comme hors du monde, à côté, ne l’habitant pas, comme absent, un infiniment mort, ou, pour le dire avec les mots de Celan, de cet homme blessé de réalité et en quête de réalité.Ce n’est pas une idée qui organise le spectacle, ce n’est pas un vouloir dire qui dicte la parole de Nijinsky, mais un sentiment qui bouleverse la langue, crée une langue discordante. (Pas vraiment une langue, mais toute vivante, plutôt des émotions en signes, écrivait Michaux.) Le spectacle nous donne accès à ce tremblé du sens. Il s’offre à nous comme la transmission d’une expérience singulière qui atteint au plus secret, au plus intime de chacun, lorsque le sens a cédé, lorsque que la pensée se défait, se dissout dans un corps flottant.Le spectacle nous convie à une autre disposition d’écoute et de regard. Disposition qui serait une attention épidermique du texte et des corps, Une attention qui ne nous en impose pas, mais œuvre un flottement, une exemption du sens. Le sens se dissipe, flotte, s’évanouit. Ce que nous ressentons alors est un pur suspens. En cela, la parole de Nijinski est bien une parole poétique, si écrire de la poésie, c'est à un moment donné, cesser de parler et se rendre à la disponibilité d'un type de silence, silence qui ouvre dans l’écriture la tâche de donner une voix à ce qui de soi reste muet. Cette folie, cette douleur, cette passion d’être, ce délitement nous touche comme un symptôme, le revers de notre raison rassurante à « nous autres les assoiffés de raison. » (Nietzsche) Le spectacle, tout comme un poème ne « veut » rien dire. Il ne tient pas un discours. Ce qu’il dit n’est pas à être analysé mais à être reçu. La qualité de ce spectacle consiste, très précisément, à nous amener à une proximité sans savoir. Me délestant du sens, je suis emporté, je m’allège, je dérive, je reçois des flux d’intensité. Avec une douceur insistante, le spectateur se laisse transporter par un rythme, il devient celui qui veille, celui qui veille sur le sens absent. (Blanchot)
Lorsque le sens cède, la parole nous apparaît d’autant plus comme un geste. Ce à quoi nous assistons lors de ce spectacle, c’est à un langage désarmé qui rend la parole au corps. La parole se fait trajet, tracement, mouvement. Si cette parole parle sans dire, ce n’est pas pour autant qu’elle ne dit rien, mais tout au contraire, elle laisse dire, laisse se dire, comme on dit laisser faire, ou laisser passer. Elle consigne en elle un bougé, laisse passer l’énergie qui la porte, étant elle-même le séisme qui fait le sens. Cette parole ne dit rien d’autre que l’intensité de son propre déploiement, de son transport. Elle nous transmet la dynamique, la force qui la meut et qui est excès. Elle se confronte de fait, à chaque instant, à sa propre limite. Elle accueille ce qui la déborde, s’expose à son propre excès et nous propose ainsi une ouverture à des mondes qui restent à nommer, à traverser. Parole jetée, écrite rapidement, sans précaution apparente, mue par une nécessité, une urgence, une pression intérieure irrépressible. Excès d’un appel, d’une vitalité, d’un désir, d’une force qu’aucune forme, image ou idée ne peut circonscrire. C’est bien cette pression du dire, cette pression qui le contraint à écrire que nous recevons. Ces mots qui tournoient dans un cerveau humain sont le vacarme d’une pensée et d’une émotion en travail, son agitation fiévreuse, désorientée, le flux de la vie qui le saisit et le pénètre. Ces mots ne signifient rien, ne disent rien, sinon cette pure intensité d’être.Le spectacle nous découvre un espace et un temps de vertige où l’on assiste à un floconnement de mots, de corps et d’objets disséminés, suspendus. Une intense volière dont les acteurs eux-mêmes seraient le papillotement, écrit Artaud. Les mots agitent les acteurs, les transportent. Leurs lâchers de paroles, leurs dialogues improbables, dessinent des trajectoires dans les corps et dans l’espace. Des traits et des lignes, des arrêts brusques, des soubresauts, hoquètements, reprises, ritournelles, malstroms, des bourrasques, des précipitations, des nœuds, des hésitations. Je ne saisis pas, je n’ai pas de prise sur ces mots et sur ces corps anonymes qui passent.
Ces mots de Hofmansthal me disent quelque chose de ce spectacle, il y parle des mots certes, mais je dirais de même quant à l'agitation moléculaire des corps sans identité des acteurs : « Tout se décomposait en fragments, écrit-il, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour : des tourbillons, voila ce qu'ils sont, y plonger le regard me donne le vertige, et ils tournoient sans fin, et à travers eux ont atteint le vide. »
Fin sans fin du spectacle : un corps s’étend sur le sol, dans la boue, il se retourne vers la terre, s’échoue, comme s’il voulait rejoindre son origine. Puis, image terminale, vu de dos, un autre corps, suspendu au-dessus du vide, entre ciel et terre, apparaît, disparaît, oscille, clignote, va et vient de la nuit au jour, s’éloigne et se rapproche du spectateur qui craint qu’il ne l’atteigne. Mouvement infini de balancement.