Personne - extrait de la vidéo de l'installation
Personne - extrait de la vidéo de l'installation

Le 2 mars à 14h30 et 19h et le 3 mars à 19h - La Fonderie (Le Mans)
Dossier artistique
Le petit poucet
une pièce de Caroline Baratoux
LE PÈRE
Sept bouches…
il compte sur ses doigts, en omettant la sienne et celle de sa femme
Sept ventres…
Sept ventres… et les estomacs dedans… et les têtes par-dessus, posées… posées …
sans pensées !
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
Sans pensée … presque sans têtes, que des pieds avec des estomacs,
sans têtes !…vides… !
Oui, c’est cela… c’est comme cela !
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
Sans têtes… des pieds, pas de têtes…
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
Aucune tête, … que des pieds, si petits…
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
Des petits pieds… pour marcher… marcher ou danser…
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
De si petits pieds… marcher, danser… rouler… ramper…
LA MÈRE
Hélas...
LE PÈRE
… S’éloigner avec les petits pieds, … s’enfoncer dans la forêt… en silence...
sans bruit… enfin et pour en finir !
LA MÈRE, comme se réveillant un peu
Hélas...
LE PÈRE
… Vers la forêt… !
Demain, nous marcherons avec les petits.
L'atelier hors champ, chemin faisant...
Poucet, perdu dans la forêt, avance dans ses sensations pas à pas. Tourné vers l'extérieur, perché au sommet de l'arbre, il cherche, écoute et regarde, tente de nommer. Il arpente la forêt dans l'abandon de ses certitudes, l'appropriation de ses peurs. Le petit Poucet se métamorphose dans l'expérience du conte, il fait l'apprentissage de l'autre. Il avance vers l'apparition de son corps et de sa voix.
Le plateau de théâtre devient l'endroit des métamorphoses de la naissance et du deuil, deuil d'une idée de soi qui passe par la rencontre d'un autre, partenaire, texte, aire de jeu. Comme Poucet et ses frères, l'acteur marche au seuil de l'inconnu, de l'incréé.
Le texte de Caroline Baratoux est une nouvelle occasion pour l’atelier hors champ de continuer les chemins ouverts avec l’Ernesto de La pluie d’été de Duras, la jeune fille de Variations sur la mort de Fosse, les écholalies de Nijinski qui tous, nous invitent avec eux à faire l’expérience d’une métamorphose et d’une révélation.
De l’écholalie de la déraison à celle des enfants et des adultes... à qui nous désirons adresser cette création…
Ce spectacle s’adressera plus particulièrement à des enfants à partir de 6 ans.
LE PETIT POUCET
Je suis le fils unique d'une famille de sept garçons,
Ils sont tous arrivés deux par deux, mes frères,
Maman poussait des cris stridents à chaque fois
Avec moi, ce fut différent, je veux dire que maman
Cette nuit là dormait profondément quand j'ouvris les yeux,
C'est la première fois que je l'ai regardée,
Elle souriait dans son sommeil silencieux,
J'avais faim ; alors de mon pouce, j'ai pris son sein
Et puis le lait qui coulait...
1. Lectures
Le conte est toujours sujet à interprétations. Il n’en existe pas de bonne version. Ses sens sont inépuisables et ouverts. Pour l'enfant, l'adolescent, l'adulte, il réactive une sensation qui renvoie à une mémoire informulée. Il supplée à ce que nous ne savons pas raconter de notre propre histoire. Il renferme l'idée d'un noyau, d'un secret. Quelque chose de l'enfance qu'il a bien fallu refouler pour grandir. C'est en ce sens qu'il appartient au merveilleux - entre étrangeté et familiarité.
Les contes pensent quelque chose de nous.
Rites de passage
Le texte de Caroline Baratoux fait autant écho à l'expérience du sevrage du bébé qu’à l’adolescent qui se sépare de sa famille. Il s’ouvre sur le cri de Poucet enfant, son origine, le récit de sa naissance, le sein de sa mère. Puis, abandonnés, Poucet et ses frères sont rejetés dans un espace inhospitalier, la forêt, un monde sans hommes, d'avant l'homme. Le texte nous plonge alors au cœur du rite de passage qui pourrait être celui du passage de l’adolescence à l’adulte : folie de l’entre-deux. Dans ce cheminement, Poucet est le guide, le veilleur. Quand ses frères sont aveuglés par des visions pétrifiantes de la forêt et de ses habitants, il " écoute toujours, dans le silence ". A mesure qu’ils se perdent, la parole émerge progressivement. " Père ", " mère ", " maison ". Et dans le même temps, dans le foyer creusé par l'absence, les mots viennent, toujours plus nombreux, aux lèvres des parents. La séparation délie les langues. Faute de manger, chacun remplit sa bouche de mots.
Qui se sépare de qui ?
Poucet est un héros parce qu'il sait traverser le sevrage et vivre alors l'incomplétude de la vie, incomplétude qui permet le déploiement d'un espace mental et imaginaire. La forêt est un espace d'errance, de désêtre mais aussi le lieu où inscrire des repères, où disperser des cailloux. Avec ses frères, Poucet n'a de cesse de se frayer un chemin entre le vide et le plein. Ils sortent de la forêt pour se diriger vers une " petite lueur " au loin, une image émouvante et nostalgique du foyer maternel : la maison de l'ogre dont la complétude est si forte qu'elle va se renverser en destruction.
Cercles de la faim
Que de jolis cadeaux tous ces petits à déguster
De la tête aux pieds... des nez aux oreilles
L’ogre dévore l’enfant. Pour lui, tout vide doit être comblé, le manque n'a pas de place. Poucet va pouvoir tirer parti de cette faim inassouvie parce qu'il apprend justement à vivre cette incomplétude.
Si l’ogre mobilise des images cannibales, c’est qu'il touche en nous ce bébé avide que nous avons été, dans un désir de fusion et dans cette crainte d’abandon et cette angoisse d'anéantissement. Il incarne ce vertige d'indivision à la fois fascinant et terrifiant. Il ouvre un gouffre au bord duquel chacun chancelle. Il dévore de l'intérieur…
Perte, abandon, séparation : l’ogre dévore pour maintenir vivant, au dedans du ventre, l'objet d'amour. Il pousse à son paroxysme le rapport de la mère à l'enfant.
Sept bouches...
Sept ventres...
Sept ventres... et les estomacs dedans... et les têtes par dessus, posées... posées...
sans pensées!
Dans cette écriture, tous les éléments du monde sont contaminés par la dévoration… même la nuit mange. Le texte est formé d'une alternance de scènes courtes et longues, dialoguées ou silencieuses. Elles finissent toujours happées par le noir du plateau - la nuit - dans un mouvement incessant de déglutition.
Le cercle comme béance et comme éternel recommencement est la figure de prédilection de ce texte. Une bouche s'ouvre sur le vide, un trou trace un chemin dans la tête. Le vertige de la faim fait délirer les enfants comme leurs parents. C'est un châtiment qui s'abat sur eux, la répétition du même de génération en génération :"Je suis bûcheron comme mon père et plus loin encore". Et avalés par la nuit, les enfants bouclent la boucle : "La forêt a mangé la maison, ...dévorer les chemins du retour... ?" Toujours, piétinant, ils reviennent sur leurs pas. Un éternel et aveuglant retour : "La peur qui fait des trous dans la tête pour dévorer le courage ! "Seul Poucet sait prendre la tangente du cercle : "des cailloux pour revenir en arrière et ne pas se perdre à jamais, toujours tourner en rond, je tracerai une ligne droite dans les virages".
Ici, ce qui est au dehors est aussi au dedans.
2. Mise en scène
La structure du spectacle se fonde sur le déroulement d’un rituel initiatique
Se séparer du foyer
Après un premier abandon des enfants dans la forêt, se tracent progressivement des frontières. La parole émerge dans la fratrie. Choses et êtres commencent à être nommés parce qu'ils manquent. Le symbole de la maison commence à être identifié comme dernier refuge, comme paradis perdu.
Les parents entament une phase de réclusion et de régression amoureuse. Ils engloutissent un sanglier et dans leur solitude fantasment l'errance de leurs enfants.
Mais d'avoir suivi les petits cailloux permet aux enfants de rentrer. Les frères amènent le chant et l'émoi de la forêt sur la table. Mais la fusion initiale du foyer est maintenant devenue impossible. Et les enfants sont abandonnés une seconde fois, par le père.
L'entre-deux : folie et dévoration
Les enfants s'agglutinent les uns contre les autres pour faire face aux dangers d'un milieu hostile, celui de la forêt. De là naissent des visions aussi effrayantes que réconfortantes, de là peut se déployer leur espace mental, ombres d’animaux, bruissements de la forêt.
Poucet les guide de l'autre côté de la forêt, vers une lueur, dans un monde étrangement familier : la maison de l’ogre. Ici la forêt a envahi la maison. Cet "ensauvagement" progressif accompagne la confusion des identités.
L’accomplissement
De retour au foyer de ses parents, Poucet peut annoncer qu’il peut vivre tranquillement un temps d’enfance, qu’il pourra les quitter un jour.
Cette adaptation du Petit Poucet ne contient pas de narrateur. La narration se distribue par les prises de parole des personnages. Nous nous retrouvons successivement dans le fantasme de l'un ou l'autre : le père, la mère, l'ogre, les enfants ... Et c'est à chaque fois un nouvel espace d'écoute qui s'ouvre.
Le texte est distribué entre quatre acteurs :- un acteur pour la partition de Poucet ;- deux acteurs pour le père et la mère, et l'ogre et l'ogresse ; en miroir, tel que le texte le suggère ;- un acteur pour tous les frères de Poucet et toutes les ogresses, là encore en miroir, alimentant la confusion des êtres et des sexes.
Acteurs et poupées en chiffon de tailles humaines, confondus, composent et décomposent tour à tour les cercles infernaux et dévorants de la famille, de la fratrie, de la faim, de la forêt. Parfois, ces poupées, fratrie de Poucet, pourront être nounours, objets transitionnels anthropomorphes pour tous ces personnages perdus, enfants et parents.
Les présences animales, végétales, humaines se confondent parfois : animaux, arbres, ombres, totems « hommes-arbres »… L’espace du plateau comme un gros ventre qui ingurgite et dégurgite, de là apparaissent et disparaissent des présences ; de là jaillit la parole.
Physiquement, l’acteur Poucet aura à s’extraire de cette fratrie-magma pour voir, prendre de la hauteur, penser, se réfléchir.
3. Scénographie
L’espace : une forêt est une maison est une forêt
L'aire de jeu est délimitée au moyen de plusieurs cordes, certaines rouges, tendues du sol au plafond. Voilà les piliers de la maison, voilà les arbres de la forêt, voilà des cordes vocales, une bouche, des entrailles. L’excès d'arabesques et de couleurs et la lumière font vibrer les verticales. Un petit arbre aux branches rouges sang, buisson ardent ou foyer des parents de Poucet et de l’ogre les abrite tour à tour.
L'espace est à la fois identifiable comme l'intérieur d'une maison et/ou la clairière d'une forêt. A contre-jour, les acteurs et les marionnettes ne sont plus que verticalité, arbres dans la forêt. Au fur et à mesure du texte, la forêt et la maison s'engloutissent l'une l'autre…
A propos des lignes claires, des arabesques, des pans de couleurs, des espaces, nous pensons aux estampes japonaises...
Les costumes : une peau réversible
Si les costumes prennent en charge l'identité des personnages, ils peuvent à tout moment se retourner contre eux. Les acteurs pourraient être habillés d'étoffes réversibles : d'un côté, des teintes similaires à la forêt ; de l'autre, du rouge, des entrailles. Les tissus des costumes pourraient se confondre aux motifs végétaux des tentures.
Si Poucet et ses frères ne sont que des "estomacs sans tête" et les ogresses "des bouchons rouges", les visages des acteurs ainsi que les poupées de chiffon sont parfois coiffés, encapuchonnés (bonnets, cagoules, papier froissé).
Le son : ritournelles et menaces
UN AUTRE FRÈRE
Tu vois père et mère ?
UN AUTRE FRÈRE
Tu les entends ? …Ils nous appellent ? …
LE PETIT POUCET
Je ne sais pas trop…Il me semble entendre un son… un chant …mais si lointain… une sorte d’écho
UN FRÈRE
Regarde, regarde encore et dis-nous ce que tu vois.
LE PETIT POUCET
(…)
C’est une lumière… presque blanche…
UN FRÈRE
Alors ?
LE PETIT POUCET
Elle semble venir du ciel… suspendue par un vent… elle bouge et se déplace avec mesmots,
Une sorte de musique…
La ritournelle, comme activité corporelle de chantonnement, un peu ritualisée, marquée par la simplicité et par la répétition, désigne le moment d'une appropriation de son corps. Elle est rassurante. Certaines paroles seront chantées comme des berceuses pour calmer les peurs.
Dans le même mouvement que la scénographie, le son dessine un univers dans lequel le souffle du vent dans les feuilles se confond petit à petit avec le gargouillis d'un ventre et des oiseaux.
Des coups de hache scandent le spectacle à chaque intervalle entre les scènes, dans la nuit. Séparations irréversibles.