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Salomé

 

pièce inachevée extraite de

le privilège des chemins de Fernando Pessoa

Traduction : Teresa Rita

Distribution

 

Mise en scène : Pascale Nandillon
Avec : Dominique Cocquard, Ghislain de Fonclare, Anne Grigis, Fatima Imazatène, Virginia Rebelo,
Nicolas Thévenot, Pascale Szidon.

 

 

 

Présentation

 

L'homme

J'ai de la fièvre mais sans sommeil, et je vois sans savoir ce que je vois. Il y a de grandes plaines alentour, et des fleuves au loin, et des montagnes. Mais, en même temps, rien n'existe de tout cela, et je me trouve au commencement des dieux, et j'éprouve une horreur immense de partir ou de rester, et de ne savoir où être, ni quoi être. Et cette chambre aussi, où je t'entends me regarder, est quelque chose que je connais, qu'il me semble voir ; et toutes ces choses sont mêlées et séparées  tout à la fois, et aucune d'entre elles n'est cette autre chose que je tente désespérément d'entr'apercevoir.Pourquoi m'avoir donné un royaume à posséder, si je ne dois jamais en posséder de plus beau que cette heure, où je me trouve entre ce que je n'ai pas été, et ce que je ne serai pas ?

 

Fernando Pessoa - Le livre de l'intranquilité

 

 

Esclave I

Mais comment Maîtresse, rêverons-nous ensemble ? J'ai sommeil et j'aimerais rêver ; mais je ne veux pas dormir parce que les rêves, quand on dort, appartiennent à une autre âme, et croisent ceux que nous souhaiterions avoir, tels les pèlerins aux carrefours.

 

Salomé

Je ferai pour moi un rêve, et ce rêve sera une histoire. Je me mettrai à raconter cette histoire à haute voix, et vous l'écouterez et la rêverez avec moi. (.) Ce sera comme un chant que nous chanterions ensemble pour le sens, et chacune toute seule avec sa voix. Dites-moi qu'il peut en être ainsi pour que je puisse rêver l'histoire qui aura lieu.

 

Esclave II

Si l'histoire est belle, Maîtresse, ce serait dommage qu'elle ne soit qu'un rêve ; si elle n'est pas belle, ce serait dommage qu'on l'ait racontée.

 

Salomé

Si nous la rêvons bien et qu'elle est belle, et c'est pourquoi nous la rêvons bien, elle sera plus qu'un rêve : quelque part, à un moment donné, elle possèdera un être, car les choses qui arrivent ne sont que la façon dont elles sont racontées ensuite. Ce qui est arrivé, personne ne le sait, car personne ne sait ce qui est en train d'arriver ; les yeux portent sur eux le bandeau de la vue, et les oreilles sont bouchées par le sens de l'ouïe. Les grands livres que lit mon père racontent des choses merveilleuses du passé. Ces choses sont racontées, et pourtant elles ne se sont peut-être jamais passées. Mais ces choses se sont passées parce qu'elles sont racontées. (.)

 

Esclave I

Qu'il en soit ainsi, Maîtresse, et rêvons. Commencez, vous qui voulez commencer, et ayez la voix des sources cachées, et les gestes quand par hasard vous les ouvrez, des palmiers qui dénoncent le vent, quand il n'y a pas de vent qui touche les paupières, ni de brise qui effleure le visage avec la distraction des cheveux.

 

Fernando Pessoa - Salomé

 

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Montreuil, Pascale Nandillon et avec elle quelques uns pour qui le théâtre ne saurait être un jeu. Nous n’étions pas conviés ce soir là à la représentation d’un spectacle mais à la représentation d’un travail. Pessoa. Salomé. C’est il y a longtemps déjà, mais elle hante un coin de ma mémoire rebelle à l’oubli : Salomé. Du jour où ce travail a rendu visible l’énigme de l’épisode mythique dont le texte de Pessoa, fragment inachevé, fait une Å“uvre ouverte (et à ce titre riche de sa précarité même), Salomé est devenue à mes yeux l’'esprit du théâtre, fille de quelque vieil Hamlet oriental et indissociable désormais de la scène, vouée sans rémission au plateau où les comédiens ce soir là et d’autres soirs encore l’avaient convoquée. Non, il n’y avait pas de rôle : seulement un rituel. Quelque chose se jouait, bien loin de tout spectacle / une incertitude capitale dont la tête coupée, fiction invisible et douteuse figurait dramatiquement le sens perdu. Est-il d’autres théâtres que celui du meurtre ? Ce soir là ceux qui nous redisaient ce mystère insoluble m’ont fait comprendre du moins que le théâtre était le seul lieu où ce fantôme de femme peut revenir guetter la voix d’outre-tombe du prophète, le seul lieu où ceux qui s’y étaient crus vivants, réduits à rôder dans l’entre-deux tragique, puissent encore à force de répéter leur vain rêve criminel vouloir dire quelque chose.

 

J’aurais aimé savoir décrire le lustre ascétique du plateau aux murs lépreux de la salle asservie peu à peu à l’ombre de la voix qui incante, issue de nul corps, tandis que des corps s’exposent voués au maléfice insupportable d’être là : corps dressés, affalés, corps exhibés, corps échoués, obscènes à force de rien désigner qu’eux mêmes, corps insensés obstinément pluriels et dépourvus de nom. Car c’est cela je crois cette ellipse, cette menace du silence, cette inquiétude qu’une habitude ancestrale désigne : Salomé. Les Ecritures la racontent en un verset si court qu’il n’est proféré que pour assurer sa disparition, comme si elle n’était rien que le vestige d’un au-delà encore à venir, toujours exilée. « C’est pour moi seule que je fleuris déserte » ; au sein du texte de Pessoa, un vers de Mallarmé a surgi, intrus solitaire et déplacé : Salomé est passée, spectre qui fait lever autour d’elle d’autres spectres, mais dont nul ne sait qui elle est ni d’où elle vient et ni ce que racontent les bruissements des mots qui l’environnent : « Rien n’existe de tout cela » avait commencé le prologue. Le noir s'est fait l’ombre a triomphé, Salomé une fois encore a disparu. Théâtre. Art de l’Ephémère, qui n’est sacré que de s’épuiser, chaque soir à nouveau art sacrificiel dont Salomé, vain fantôme ressurgi, fuyant multiple ce soir là une fois encore vint reconduire le rituel.

Vérane Partensky

 

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