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À vue – Chorégraphie et interprétation Laurence Rondoni / collaboration à la conception, scénographie, création lumière et son Frédéric Tétart / Centre Chorégraphique de Tours – 2002


        Pour Laurence Rondoni, danseuse et chorégraphe du solo À vue, j’ai imaginé une scénographie fondée sur un traitement global de l’espace scénique par un jeu de lumières abstraites et minimales. Sa danse jouait sur des contractions et des expansions de l’espace activées par des mouvements répétitifs ou des immobilités, des jeux de lignes dessinant des tensions droites ou courbes. La chorégraphie proposait un éventail de moments et de formes indépendantes les unes des autres, sans trame narrative ou symbolique.


         Convaincu qu’il n’était pas question d’établir les bases d’une situation reproductible, nous avons décidé de travailler in situ. J’ai cherché à rendre les qualités particulières de ce lieu, préalablement vidé de tout élément de décor et de coulisses (pendrillons, rideaux, fond de scène). Je me suis attaché à en révéler le volume, la structure, le chromatisme, avec la volonté de le rendre concret, présent, d'en travailler les variations.
         Mon premier travail a consisté à recenser les tonalités de gris incluses initialement dans la peinture des murs, du plafond, dans le tapis de danse recouvrant le sol ; j’en ai cherché les correspondances exactes en mélangeant les gélatines qui servent à colorer les projecteurs de scène. J’ai décomposé ces gris initiaux, cherchant à chaque fois quelle dose de bleu, de vert, de rose..., entraient dans leur composition. Je n’ai conservé que les mélanges de couleurs qui se confondaient absolument avec les spectres des gris d’origine du lieu ou ceux que les gris rejetaient le plus. J’ai ainsi obtenu cinq tons qui ont composé ma palette de couleurs. J’y ai ajouté un ton, d’un orangé profond, proche des lumières sodiums urbaines, car je désirais jouer avec les tonalités des éclairages urbains extérieurs perceptibles au travers de fenêtres distribuées le long des murs à gauche et à droite de la scène.
       J’ai réalisé ensuite une installation lumineuse éclairant indirectement l’ensemble du plateau, sol et plafond y compris, en tournant les projecteurs vers le mur séparant la scène de la salle, à l’intérieur du plateau. Cette installation créait une lumière étale et également répartie dans l’ensemble de l’espace scénique ; elle permettait d’éliminer les « points chauds » qui localisent habituellement l’emplacement et l’orientation des projecteurs, d'en déjouer les tensions dramatiques. La scène devenait ainsi un espace sans hiérarchie ni centre. Les gris colorés qui composaient les tonalités des différents projecteurs permettaient de faire « monter » telle ou telle partie de l’architecture (en envoyant une couleur qu’elle ne contenait pas), ou au contraire de la dissoudre dans sa propre couleur. La lumière servait donc à faire varier l’espace, sa dimension, sa profondeur, et surtout sa stabilité et sa matérialité.


       Souhaitant traiter la lumière comme un élément indépendant de toute dramaturgie, j’ai cherché une structure abstraite pour construire le déroulement et l’enchaînement des effets lumineux. Je me suis appuyé sur le plan à plat des circuits électriques de la salle de spectacle elle-même que j’ai utilisé comme partition lumineuse.


        En assignant l’abscisse de ce plan au temps et l’ordonnée à l’intensité lumineuse, j’ai pu établir un découpage précis des points d’entrées et de sorties, des noirs, des durées, les gradations d’intensités des effets lumineux et le dosage de leurs mélanges. De plus, cette méthode me permettait de traduire en lumière les jeux de proportions architecturales du lieu.
        Cette même partition a été réutilisée pour établir le déroulement des événements sonores. En cherchant, à partir du lieu quels timbres et quelles fréquences sonores entraient le plus ou le moins en résonance avec son architecture et ses proportions, n’ont été conservés que les sons, les timbres et les fréquences qui permettaient de faire travailler directement la matière de l’espace. Ces sons offraient la possibilité de donner un dessin précis du volume, ou de le noyer complètement dans sa propre résonance. La variété des matériaux de construction (tôle, bois, plastique) était autant de réflecteurs permettant de travailler sur la réverbération ou la matité.


        Partageant cette approche, la danseuse s’est ressaisie de cette structure de travail pour établir l’ordre et la durée de ses propres matériaux et mouvements chorégraphiques, leurs directions dans l’espace.
        L’ensemble de ces événements (lumineux, sonores, chorégraphiques), bien que s’appuyant sur une structure commune, était décollés les uns des autres ; il n’était pas question de chercher à fixer des correspondances, mais au contraire de trouver une indépendance maximum de chacun des matériaux et des événements. De fait, le croisement de ces matériaux était accidentel, générait des combinaisons inopinées et improbables. Et cette combinatoire à laquelle ils avaient été ouverts était riche de cheminements divers et libres.
        Le souhait était de travailler directement à partir des matériaux concrets et de les éprouver pour en changer la nature et les qualités, transformer la situation au présent. La lumière, les sons, la danse, avaient une égale importance, sans être piégés dans les hiérarchies du spectaculaire ou de la fiction.
        Travailler avec des partitions n’est pas motivé par la recherche de structures rassurantes et stables qui chasserait le vivant. Au contraire : se déprendre de certaines décisions relatives aux temporalités, aux intensités lumineuses ou sonores, c’est accepter d’ouvrir le travail à l’accidentel, d’occuper un rôle mineur dans le déroulement des situations et d’en découvrir la variété. C'est s'occuper, au dehors de soi, de la profondeur matérielle du monde.

 

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